mercredi 1 décembre 2010

Citation du jour

"Oh la, ça glisse par terre !"

Une passante, boulevard Victor Hugo

dimanche 28 novembre 2010

Et on expérimente encore.

C'est un début. C'est pour ça qu'il n'y a pas de fin au bout:

J'ai quitté la ville un matin, je n'avais pas le choix, j'avais été bani. Les portes de la cité, qui ne laissent plus entrer personne et ne s'ouvrent plus guère que pour condamner, quand elles se sont refermées derrière moi, j'étais à peu près certain que je ne verrais pas tomber le soir. J'ai grandi terrifié à l'idée des horreurs qui entouraient la ville, dans tous les récits et dans toutes les menaces, et j'étais persuadé qu'elles allaient s'emparer de moi et me déchirer. Pourtant, je suis parvenu jusqu'à l'orée de la forêt qui, du haut des remparts, était une immense tache vert foncé aux pieds des montagnes floues. Une vaste masse de quelque chose. De loin, la forêt était un tout indivisible. De près, c'était un tronc, et un autre à côté, et d'autres encore derrière, avec au sol des racines qui se croisaient, et des branches qui se mêlaient en l'air et des feuillages qui dévoraient le ciel. C'était plus d'arbres que je n'aurais pu en imaginer, tous différents et pourtant tous indéniablement la même chose. Des arbres, j'en avais déjà vus. Il y en avait dans la ville,qui faisaient beau et qui donnaient de l'ombre. Mais les arbres là-bas avaient été bien espacés, bien rangés, ils avaient eu chacun leur place et n'avaient été qu'une partie de tout ce qui faisait la ville. Ici, ils prenaient tout l'espace, et comme si le monde leur appartenait ils avaient poussé et poussé comme bon leur avait semblé, et ils avaient tout conquis. Ils n'étaient même pas tous droits, et plus j'avançais et plus j'en voyais qui s'étaient offert l'insolence d'être immenses. Et ils me suffoquaient avec leur odeur humide et verte. Chaque goulée d'air que j'avalais portait leur goût. Moi, j'avais l'habitude d'un monde civilisé, où les goûts et les odeurs étaient ceux que l'homme créait.
Mes premiers pas entre les arbres ont été tout petits, c'était me faufiler enfant entre des adultes trop imposants. Ils éclipsaient le soleil et mettaient fin au jour, et ils faisaient tomber sur moi leurs gouttes, car ce matin-là il y avait eu averse. Le sol était traitre sous mes pieds, irrégulier et couvert de choses qui craquaient et de plantes qui attrapaient mes chevilles. A chaque pas, la forêt tentait de me jeter par terre. Tout là-haut, les feuilles se frottaient les unes aux autres en bruissant, et il y avait les sons que je faisais, ma respiration et mes pieds, mais en dehors de ces bruits-là, rien. Aucun oiseau ne chantait, aucun petit animal ne détalait à mon approche, et aucune des grosses bêtes que l'on m'avait décrites ne se faisait entendre. Je tendais l'oreille, guettant le moindre signe d'une présence animale, mais le silence se poursuivait de plus en plus oppressant à mesure qu'il durait. Il aurait dû y avoir dans cette forêt quelque chose qui ne fût pas végétal. J'avais toujours vécu en ville. Tout le monde avait toujours vécu en ville. Le bruit des autres était une constante à mes oreilles. Là, après des heures de marche à n'entendre presque que le bruit de moi-même, je prenais conscience de tous les sons que, jusque là, je ne m'étais pas su émettre. L'air dans ma gorge avait un bruit venteux, mes petits toussotements ou mon occasionnel reniflement prenaient des ampleurs anormales, et quand une fois j'éternuai j'eus la sensation de réveiller le monde entier. De plus en plus, j'essayais de me faire imperceptible.
Ma montre était encore en plein après-midi lorsque le noir commença à tomber. A mesure que l'obscurité se faisait plus intense, j'accélèrai le pas. C'était insensé, car je savais bien qu'aucun refuge ne m'attendait plus loin, et j'aurais pu aussi bien rester où j'étais sans être ni plus ni moins protégé. Par ailleurs, je n'avais pas la moindre idée de ce contre quoi je tenais tant à me mettre à l'abri. Les arbres, les plantes et moi, rien d'autre ne vivait dans cette forêt. Mais l'arrivée de la nuit éveillait en moi des peurs irrépresibles. Le noir total était un inconnu. En ville,il y avait toujours des lampadaires pour éclairer les rues, et dans ma chambre une lumière filtrait toujours de quelque part. Quand il me fut impossible de voir où je mettais les pieds, je décidai de trouver un endroit sec où passer la nuit. Je m'approchai d'un arbre, mais son tronc était torp large et ses branches trop hautes pour que je pusse espérer y grimper. J'en essayais un autre, trop lisse et dont la branche la plus basse était juste hors de ma portée. J'allai d'arbre en arbre et tous étaient trop grands. Je ne voyais plus ma main étendue devant moi. Alors, en désespoir de cause, je me laissai glisser le long du dernier tronc que j'avais essayé, et en tatônnant je trouvai une racine assez grosse pour que je pusse m'y asseoir. La nuit me collait à la peau, son froid s'infiltrait au travers de mes vêtements mouillés. Il n'y avait pas de lune et les étoiles étaient complètement effacées. Les yeux fermés, les yeux ouverts, le monde était désormais sans lumière.
Les monstres de légende n'ont pas besoin d'exister pour dévorer leurs victimes. Leur idée seule suffit à incapaciter, et plus elle est floue et plus l'imagination la rend terrible. Dans l'obscurité, l'esprit humain éveillé par ses propres mythes se terrifie lui-même, et tout seul il se rend misérable. Mon inconscient m'assasina sans se lasser tout au long de la nuit, mais quand le jour revint j'avais survécu.
Je m'éveillai sans savoir que je m'étais endormi, et mon dos me faisait mal, et j'avais faim. Je fouillai dans le sac posé sur mes genoux, un sac à dos que ma mère m'avait forcé à emporter, et où je trouvai un sandwich et de l'eau. Après un petit déjeuner hâtif, je me levai douloureusement. Les muscles de mes jambes me tiraillaient un peu, mais c'était surtout ma colonne vertébrale qui me faisait souffrir. Je grimaçai et grognai un peu, ma voix rauque vint gratter sur le silence. Un peu de nuit s'attardait encore, mais elle se dissipa et bientôt je marchai à nouveau dans l'ombre permanente qui servait de jour dans cette forêt.
Et je continuai de marcher. Un arbre, un arbre, un jour une nuit. Mes vêtements ne séchaient plus, mes pieds me firent un peu mal, puis ils me firent très mal et j'avais la sensation que ma peau se mêlait au tissu de mes chaussettes, mais je n'eus jamais le courage de vérifier. Quand je ne voyais plus rien, je m'asseyais et je dormais. Vinrent les nuits de plus en plus nombreuses où je ne cherchai même plus à fuir l'humidité. Elle était déjà partout sur et à l'intérieur de moi, dans mes poumons je la sentais qui alourdissait mes respirations, et avec elle le froid me possédait de plus en plus. Alors quand c'était noir, je me laissais tomber sur le sol et roulé en boule je dormais. Quand mes yeux s'ouvraient il fallait marcher à nouveau. Toujours je me relevais, pourtant il y avait ces soirs où, alors que je m'écroulais, j'étais persuadé que plus jamais je ne tiendrais debout sur mes deux pieds. Mais le jour revenait et je ne pouvais me résoudre à rester au même endroit en attendant qu'il parte. Mon corps me hurlait qu'il fallait vivre, et comme autour de moi il n'y avait rien, jamais rien, je poursuivais toujours.
Jamais je ne croisais un animal, jamais rien d'autre que moi-même. Il y avait tant d'arbre que je les haissais.
Et puis un jour, soudain, il y eût quelqu'un. Elle était belle comme jamais personne avant elle n'avait été belle. Ses cheveux flottaient sans aucune brise, cela peut paraître cliché, j'imagine que quelqu'un pourrait rire, peut-être, en lisant cela, mais je promets que c'est ce que je vis. Ses yeux, je n'osai même pas les croiser, sous peine d'être réduit en rien du tout. C'était tellement elle était belle. On peut se moquer. On peut hausser les épaules. On peut dire «j'en connais des comme ça... c'est tout sur le dessus ». Mais elle, c'était, je le promets, c'était tout en profondeur, sa beauté, c'était vous retourner d'un seul coup et d'une seul main, sans même avoir l'air de faire un effort.
J'étais fou. On m'avait toujours dit que les personnes, que les êtres humains vivaient à l'intérieur de la ville. Qu'à l'extérieur étaient seuls les bannis, et seulement pendant quelques heures, quelques jours pour les plus coriaces, et qu'au-delà ils étaient dévorés. Déchirés. Digérés.
Pourtant, elle était apparue devant-moi comme si je l'avais inventée, je n'aurais su dire d'où elle était venue, et elle me dit : « Bonjour », commme si j'avais été son voisin et comme si elle m'avait croisé dans l'ascenseur. « Quel étage ? » elle aurait pu me dire, ou encore « Quel temps pourri, hein ? ». Mais non, rien de tel, elle me dit :
« Enfin, te voilà ».
La tête me tournait. Les biscuits de ma mère, ses fruits et ses bouteilles d'eau, il y avait bien longtemps que je les avais tous avalés. J'étais à demi certain d'être en train d'halluciner. J'en avais déjà vu, des belles femmes telles des déesses, j'avais connu des boissons et des drogues, qui m'avaient fait perdre plus que la raison, plus que ma conscience, qui m'avaient fait prendre des vieillles bâtisses pour des châteaux et des chiens agonisants pour des dragons cracheurs de feu, et bien sûr, des laiderons pour des beautés célestes.
Et voilà que j'avais faim, voilà que je n'avais pas dormi depuis des nuits, voilà que poursuivi par tous les monstres qu'on avait inventé pour tous les enfants de la ville, je m'enfonçais pas après pas dans la folie. Arbre après arbre tous pareils, le soleil je ne le voyais plus jamais, la lune n'existait plus et les étoiles m'avaient définitvement abandonné, plus rien de ce qui m'avait élevé n'existait, plus rien ne voulait me soutenir, le monde était entièrement nouveau et absoluement incompréhensible, seul, seul, seul j'avançais et bientôt ma gorge me faisait si mal et mon estomac grondait tant que j'espérais qu'une bête, un mastodonte, qu'une horreur vînt mettre fin à tout.
Mais tous ces monstres et tous ces fantômes étaient bons à effrayer les enfants, mais quand il s'agissait de venir vous dévorer en réalité, quand il fallait s'en prendre à la chair et au sang, à la vraie chair qui sent mauvais et au vrai sang poisseux, alors il n'y avait plus personne. Ces monstres étaient commes les mamans qui les racontaient, ils ne croyaient pas vraiment en leur existence.
Seul, jamais je n'avais été aussi seul. Et jamais aussi vivant, jamais aussi conscient de mon corps et de son ensemble, de douleurs, d'exigences. Pitoyable.
Et elle. Ridicule, on peut se dire, mais je tombai instantanément sous sa volonté. Parce que c'était plus facile que me laisser mourir. J'aurais pu m'allonger au pied de l'un de ces arbres. J'aurais pu mourir là, humus. Je l'envisageais déjà quand elle arriva, unique.
J'étais dans un lit, c'était molleux et c'était chaud. C'était sous la terre. Elle mit de la nourriture dans ma bouche et je l'avalai. Elle me parlait et je l'écoutais, mais je ne comprenais rien. Sa voix était loin et proche à la fois. J'ouvrai les yeux et les fermai sans cesse, et chaque fois quelque chose avait changé, chaque fois du temps avait passé. Je commençai à comprendre ses mots. C'étaient des histoires. Elle me racontait quelque chose, mais je n'en entendais que de petits bouts. Mes yeux se fermaient très vite.

vendredi 5 novembre 2010

Y'en a des qui courent des marathons

et y'en a des qui les écrivent.

Parfaitement, qui les écrivent. Les connaisseurs savent où je veux en venir : the National Novel Writing Month, autrement désigné par son petit nom : NaNoWriMo. Ou un autre encore plus petit : NaNo. 

Le principe est simple. Un mois (novembre) = 30 jours = 50.000 mots. On ne cherche pas. Pas un jour de plus et pas un mot de moins.
Une fois confortablement inscrit sur le site, on peut retrouver tous ses petits amis un peu illuminés, et  au fil du mois chacun peut suivre l'avancée des autres (comprendre : le nombre de mots qu'ils ont écrits).
NaNoWriMo ne vise pas la plus grande finesse stylistique. Point n'est question de retravailler. Il faut écrire, produire du texte, pondre une histoire. Tous le monde vous le dira : la relecture, c'est pour Décembre.
Certains se sont préparés avant le jour J. Ils ont fait des plans, ils ont rassemblé des idées. D'autres se sont contentés d'acheter du café avant de se jeter dans la frénésie en toute improvisation. A chacun sa vision des choses. L'important, c'est que les 50 000 mots soient sortis le 30 Novembre.
L'aventure a commencé en Juillet 1999, avec 21 braves. Cette année, d'après mes sources, c'est déjà 183 680 auteurs inscrits. Certes, il y en a sans doute une floppée qui, comme moi, se sont inscrits et n'ont rien écrit. Mais nombre de scribouillards acharnés sont déjà bien avancés dans leur ouvrage. Un peu partout dans le monde, il y en a qui se torturent les méninges, et ils inventent et continueront à écrire jusqu'au 30.
Souhaitons-leur bonne folie !

jeudi 26 août 2010

Le camp

C'est le bruit de la pluie sur la tente qui m'a réveillée. Son odeur, celle de la pluie, était déjà partout. Moisie, odeur accumulée de tous ces jours humides qui ne laissaient jamais à la toile assez de répit pour qu'elle puisse sécher. Je me souviens qu'au début, j'avais aimé ça. Les petits battements irréguliers des gouttes qui venaient se précipiter sur le double-toit tendu, ce sentiment d'être abritée, mais seulement de justesse. L'impression que le monde m'entourait intimement. L'inconfort était seulement la confirmation que nous étions au plus près de la nature. Et puis au fur et à mesure, mettre des vêtements déjà humides alors que le jour commence à peine, enfiler des bottes mouillées parce qu'elle n'ont pas été bien abritées, ne lever les yeux que vers un ciel gris, glisser dans la boue, s'acharner à démarrer un feu qui prend de plus en plus difficilement chaque jour, finalement renoncer et n'avoir rien pour se chauffer au matin, tout cela suffit à faire épuiser la bonne humeur, puis la patience, puis l'envie de continuer.
   Ce n'est pas que moi. Nous traînons toutes les pieds, mornes, nous ne chantons plus et plus personne ne prie.
   Nous étions seulement parties pour un camp. Il devait durer trois semaines, et nous avions prévu de nous déplacer tous les deux ou trois jours. Nous sommes arrivées sur notre premier lieu de camp, une prairie qui s'étendait à perte de vue. Nous avons bravement monté nos tentes, creusé un trou pour le feu, un trou à eaux grasses, des feuillées. Sur ce premier lieu, nous devions rester trois jours. Au matin du quatrième jour, nos affaires repliées nous sommes parties en direction du sud, pour retrouver la route. Il devait y en avoir pour une heure, une heure et demie. Au bout de deux heures, n'ayant pas trouvé de route nous nous sommes arrêtées pour vérifier nos directions, mais notre boussole et la carte nous ont confirmé que nous marchions bien dans le bon sens. Nous étions perplexes et un peu inquiètes, mais un pique-nique nous a ragaillardies, et nous sommes reparties pleines d'allant, en nous disant que la route ne devait plus être bien loin, et que nous avions juste dû traîner un peu.
   En milieu d'après midi, nous sommes tombées sur un trou rebouché, puis un deuxième et un troisième, et de l'herbe froissée qui gardait la marque de nos tentes. Nous ne voulions pas croire que nous étions revenues au point de départ, alors nous avons inventé des différences : « Nos tentes étaient plus éloignées l'une de l'autre, le trou pour le feu était un peu plus par là, et plus large... ». Et puis j'ai trouvé dans l'herbe une fourchette, marquée d'un dessin au vernis à ongles. Je la connaissais bien cette fourchette, elle avait fait tous les camps avec moi. Je m'en étais servie la veille au soir pour manger mes pâtes. J'ai poussé un peu dans la direction où s'était trouvé le point d'eau, et bientôt je l'ai vu. Pour moi, déjà, cela ne pouvait pas être ailleurs.
   Il y a eu un débat ce soir-là. Certaines soutenaient que nous avions dû nous tromper, que nous étions revenues sur nos pas après le pique-nique. Finalement nous nous sommes toutes laissées convaincre, parce que c'était ce qu'il y avait de plus facile à faire. Nous avons décidé de camper sur place et de repartir le lendemain matin, et cette fois de ne pas nous arrêter.
   Le cinquième matin fut fébrile. Il n'y eut pas de feu, nous étions seulement pressées de nous remettre en chemin. Malgré quelques protestations, j'ai décidé de planter dans le sol une branche à laquelle j'ai noué un vieux tee-shirt. Et puis, boussole, carte, nous sommes parties.
   Un peu après midi nous avons aperçu mon drapeau de fortune. Nous étions là bêtement autour de lui à nous regarder et, je le jure, j'ai cru que nous allions toutes devenir folles. Mais la raison s'est accrochée à nous et nous avons décidé de retenter le lendemain, dans une autre direction. Cette-fois nous gagnerions une autre route, par l'ouest.
   Nous avons tenté tous les points cardinaux, nous nous sommes épuisées à nier l'évidence. Et finalement un matin aucune de nous n'a plus voulu marcher, et nous sommes restées là. Ce matin-là, la pluie a commencé à tomber. C'était il y a sept semaines, et depuis il pleut tous les jours.
   Au début, à l'aide des guitares et des histoires à raconter, nous avions fait contre mauvaise fortune bon coeur. Nos proches savaient où nous étions, et en l'absence de nouvelles quelqu'un allait bien venir nous chercher. Nous refusions de penser à l'éventualité que qui que ce fut, nous ayant trouvé, se serait retrouvé coincé avec nous. Ou à celle, pire encore, que nous nous trouvions dans une bulle en dehors du reste du monde, introuvables. Nous refusâmes simplement de penser, mais ce genre de prouesse ne dure qu'un temps. Quand nous avons épuisé tous les chants et toutes les paroles, nous nous sommes tues.
   Récemment, nous avons négligé de retendre le double-toit, et la pluie commence à infiltrer la toile de tente. Je vois les taches d'eau s'agrandir au dessus de ma tête, et il y a déjà des gouttes qui tombent sur mon sac. Peu importe. Je ne sais pas pour les autres, mais moi j'ai décidé de dormir jusqu'à ce que le soleil revienne.

lundi 23 août 2010

Un autre texte

Celui-là n'a pas convaincu les habituées, mais ça vous fera quand même de la lecture, je sais que vous n'avez rien de mieux à faire, même si vous faites semblant.



Sam
  
Sam n'est pas un employé du bar. Les clients d'un soir pensent qu'il en est un, mais ils sont loin de la réalité. Sam se pointe quand il veut et va s'asseoir au piano, commande un verre qu'il pose dessus comme si l'instrument tout entier n'était que son sous-bock, et il joue. Il ne demande pas la permission. Il ne cherche pas l'approbation. Il ne se fait payer qu'en boissons, et récupère les pièces que des clients abandonnent dans son pot. Le patron se frotte les mains chaque fois qu'il l'aperçoit. Parce que chaque fois que Sam s'asseoit au piano, il sait que les gens vont souffrir, et les gens qui souffrent boivent beaucoup. En même temps le patron, quand Sam entre, il frissonne. Parce que personne n'aime les sentiments que Sam convoque avec les touches du piano. Ils viennent de loin, d'aussi loin qu'on a pu les refouler. Et qui a envie de voir ses émotions refoulées faire surface une à une, jusqu'à tout envahir ?
   Personne.
   Pourtant, quand Sam traverse le bar, avec ses chaussures qui claquent, quand il saisit son verre et s'asseoit sur le banc, personne ne l'arrête jamais. Sauf une fois. Une fois il y a eu ce type qui s'est jeté sur lui et l'a roué de coups. D'après ce qu'on a compris, le type avait failli mourir de suicide, et il était persuadé que c'était la faute de Sam. Sam ne s'est même pas défendu, et il a fallu que Mike, ce gros bras de barman, intervienne, pour foutre l'enragé dehors. Le gars a continué de gueuler dans la rue, jusqu'à ce que Sam couvre ses cris avec sa musique. Ah, ç'a été formidable, ce soir-là ! Sam était encore à moitié dans les vappes quand il a entamé son premier morceau, et la musique qui sortait du piano, c'était la transcription de la brume qui envahissait son cerveau. Je le sais bien, moi, j'ai déjà été là-bas une ou deux fois, au pays des sonnés, là où on croit qu'on peut marcher alors qu'on s'effondre. On en obtient généralement que du vertige et du vomi, mais Sam, ce qu'il nous en a fait, c'était la sublimation de toute ces saloperies. Il y avait du sang qui lui tombait du nez sur les touches et sur ses vêtements, alors qu'il se balançait d'avant en arrière, de droite et de gauche comme s'il était presque prêt à se jeter par terre, mais pas encore tout à fait. Pendant ce temps-là, au bar, les commandes se bousculaient tellement que Mike a dû appeler le patron en renfort, alors qu'il était de repos. Le patron n'a pas dû râler beaucoup, parce que quand Sam est là, il ne râle jamais. Ce n'est pas seulement la perspective d'empocher l'équivalent de deux ou trois services d'un coup qui lui ferme la gueule. C'est aussi, simplement, que la musique de Sam tout le monde la craint mais personne ne peut y résister.
   Sam est là ce soir, et il a déjà bu pas mal. C'est le plus terrible, quand il joue bourré. Les partitions s'en vont joncher le sol et se faire piétiner, quand Sam est bourré c'est son âme qui prend le contrôle de ses doigts, et elle n'a pas d'yeux pour regarder les notes. Même les morceaux qu'il connaît par coeur, son âme les interprète tellement qu'on y reconnaît plus qu'une vague mélodie. Les rythmes sont bouleversés, les notes ne sont pas forcément les bonnes, parce que contrôler des doigts où coule du sang épaissi par l'alcool, même pour une âme, c'est une tache difficile. Et puis il faut dire qu'elle n'est pas très regardante sur le respect des normes. On peut même avouer qu'elle s'en fout, des normes. Elle s'exprime.
   Tel qu'il est en ce moment, Sam, il ne sait même plus qu'il y a des gens autour de lui. C'est clair, ça se comprend à façon dont il s'abandonne. S'il dansait à poil sur son piano, il aurait l'air moins nu que maintenant. S'il pleurait à gros sanglots, il aurait l'air moins fragile. Ce qu'il nous fait là c'est du strip-tease tellement intégral que même les plus avides et les plus avertis ont envie de s'enfuir. Pourtant on est encore tous là. Depuis la première note, personne n'a tenté de partir. C'est trop tard. Si tu veux rester sain d'esprit, il faut sortir du bar dès que Sam passe le seuil, tu as encore un peu de temps pendant que Mike lui sert son bourbon, mais il faut courir.
   La musique de Sam, comme l'alcool, ça nous rend misérables, ça nous anéantit, mais on ne peut pas s'en passer. Elle réveille en nous tant de douleurs, de tristesse et de regrets, qu'on est persuadés, chacun de nous tous accoudés là comme des vieux décrépits, qu'elle nous parle personnellement. Je suis entouré de corps puants, ça ouais je les sens, ça ouais je les entends, pourtant je suis tout seul avec la musique. Ce qu'elle me dit, rien qu'à moi, c'est suffisant pour avoir une bonne idée de l'existence, à quoi ressemble la vie, et pourquoi elle est dure, et pourquoi je dois faire avec. Moi je suis comme les autres, ces idées-là quand elles me viennent je bois pour les faire partir, et plus je bois et plus elles sont fortes. Je ne me plains pas. Sam, avec ses conneries, il me rend vivant. Les sentiments qu'il va nous chercher loin au fond de son âme, ils nous déchirent peut-être, ils nous font pleurer pour sûr, ils nous font maudire le ciel et la Terre et les entrailles de nos mères, mais ils nous rendent la vie. La vie, c'est du poignant, et même si ça fait mal et même si on va s'évanouir sur le trottoir d'avoir voulu suivre Sam dans son délire, on aura appris un truc.
   Demain matin, on va détester Sam et on va détester l'alcool. Mais pas ce soir.

jeudi 19 août 2010

Un peu de lecture pour ceux qui s'ennuient

Le dernier debout

   On se sent fort quand on reste debout alors que les immeubles se sont écroulés. Sous les bombes et les coups de feu de l'univers, les pierres sont tombées, sur le sol s'étendent les ruines et les corps raidis, ceux des hommes, ceux des femmes, ceux des chats. J'avance sur les trottoirs défoncés et il n'y a personne d'autre. Les arbres sont tombés comme de simples feuilles, le ciel lui-même est tombé en pluie, en neige et en grélons tout à la fois, car plus rien n'est trop terrible pour être impossible.
   Quand je dis qu'il n'y a personne d'autre, c'est sans doute juste une impression, je suis sûr que certains asphyxient encore sous la terre, et que d'autres n'ont pas encore fini d'agoniser dans les décombres. Mais je me sais le dernier debout sur cette Terre. On ne peut pas manquer de reconnaître la fin du monde. J'ai toujours pensé qu'il y aurait une apocalypse, un anéantissement, l'idée que le monde puisse continuer à tourner sans jamais s'arrêter m'a toujours semblée plus effroyable encore que d'envisager une fin. Mais je ne m'étais pas imaginé ainsi, debout dans le chaos résultant de cette fin. J'étais certain que l'anéantissement était loin encore. Il nous restait de l'eau, il nous restait du pétrole, il nous restait de quoi vivre et nous entre-dévorer pour des décennies encore.
   Et bien non, c'est comme ça. Les comètes se sont précipitées sur nous, un grand feu a dévoré le ciel et dévoré la Terre, et personne n'était prêt. Moi, je me suis tenu là au milieu de l'avenue alors que les façades des bâtiments tremblaient et que les pierres se jetaient sur le sol tout autour de moi, j'ai senti les flammes m'entourer et me dévorer. J'ai senti mon corps se consumer alors que mes oreilles bourdonnaient du bruit de tout la ville en proie à la désolation. Et pourtant je suis là. Je ne sais pas à qui appartenait ce corps que je hante à présent. Un homme, en tout cas. Ce sont toujours des hommes.
   Je crois que mes restes calcinés sont mélangés à ces ruines dont je viens de m'extirper. Il y a peut-être un peu de ma cendre collées aux semelles de mes chaussures. Des baskets de mauvais goût. Pas le choix du corps, pas le choix des vêtements. Je me compte tout de même chanceux d'avoir pu me réfugier dans un organisme encore vivant. Ne pas chipoter pour des broutilles. Qu'est-il arrivé à la personne qui occupait ce corps, et dont j'ai usurpé la place d'ultime survivant ? Je ne veux pas le savoir. J'évite chaque fois de me poser la question, mais elle s'insinue néanmoins dans mon esprit. Conscience traitresse.
   De toute façon, ce n'est pas de ma faute. Je n'ai jamais demandé à recevoir cette faculté. Si j'avais été comme tout le monde, je serai mort pendant la Grande Guerre, et j'aurai su faire avec. Comme les autres. Mais ce jour là, alors que les obus pleuvaient, j'ai découvert que je ne mourrais pas simplement, en une seule fois, à la manière du reste de l'humanité. J'ai entendu le sifflement de l'obus juste avant qu'il vienne tomber dans mon refuge ridicule, un trou creusé par un de ses frères. Mon corps a été déchiré, brûlé, et projeté dans les airs, et j'ai senti des centaines de douleurs différentes. Puis j'ai ouvert les yeux et j'étais dans un autre trou semblable, un peu plus loin, vivant. J'ai cru à un miracle, et puis j'ai cru avoir halluciné ma mort. Cet autre corps épuisé, affamé et malade était si semblable au mien que je n'ai pas saisi la différence. Alors, quand on m'a ordonné de ramper hors du trou, je me suis exécuté. Je n'ai pas fait un mètre sur le sol tremblant qu'une mitrailleuse me tuait à nouveau. J'ai senti chaque balle. Le corps qui m'a furtivement abrité avant qu'un autre obus ne le pulvérise à son tour était fiévreux et déjà presque mort quand j'y suis entré. Je n'ai eu que quelque secondes pour me rendre compte que quelque chose n'était pas normal. Le monde était secoué par les explosions, assourdissant et insensé, et voilà que je perdais pied à l'intérieur. Douleur, et j'étais entouré d'allemands et mon doigt pressait encore la gachette pour tirer sur mes camarades qui tombaient de toutes parts. Cette fois-là, je n'ai pas cherché à comprendre, l'habitude a été la plus forte. J'ai tourné mon arme vers mon voisin et je l'ai descendu, puis un autre, et puis au milieu des cris de folie ma tête a explosé.
   Je ne sais pas combien de fois je suis mort ce jour-là. Au fil de mes soubresauts de corps en corps, mes esprits m'échappaient. Après les premières fois, ma frénésie de comprendre m'a abandonné. N'est restée que l'horreur de toutes mes morts, et la rage de rester en vie le plus longtemps possible, pour ne plus avoir à soufrir un trépas de plus. Finalement, je me suis retrouvé dans le corps d'un blessé qu'on emmenait à l'arrière. Cette mort-là fut la plus longue et la plus douloureuse, la plus angoissante. Je suis mort pendant des heures sous une tente emplie de puanteur et de cris de détresse. J'ai hérité du corps d'un infirmier de la Croix Rouge, et de là je me suis enfui.
   J'ai connu plusieurs décès malencoutreux. Pourtant, je n'ai jamais fait de folie sous prétexte de mon immortalité. Mourir est une expérience atroce et j'essaie au mieux de m'en garder.  Mais il faut croire que je suis malchanceux, car mes corps y sont tous passés avant leur heure. Une noyade, un incendie, une nouvelle guerre, un accident de voiture, et même une asphixie au monoxyde de carbone. Une femme a voulu m'assassiner une fois, mais elle m'a raté.
   Bon. Mais cette fois il va falloir la jouer fine. L'humanité est agonisante. Je ne voudrais pas me vanter, mais je pense bien que le corps que j'habite sera le seul à en réchapper.  Si je meurs maintenant, ce sera du sérieux. C'est bête. Au début, j'étais résigné à mourir une bonne fois pour toute au l'issue d'une vie à la durée conventionnelle, 70 ans peut-être. Jadis, je n'aurais jamais pensé connaître le troisième millénaire. Si l'on m'avait dit que je vivrais jusqu'à aujourd'hui, j'en aurais sans doute été émerveillé. Mais à présent, tout ce sursis me semble bien insuffisant. J'en veux plus. Après tout, je n'ai jamais pu vieillir. J'aimerais bien avoir la chance de mourir de vieillesse, pour ma dernière mort. C'est plutôt mal parti, avec le monde en si triste état. Je commence déjà à avoir faim et froid, comment vais-je pouvoir prendre soin de moi-même sans le secours du reste de la société ?
   Je suis partagé entre la gloire d'être le dernier homme sur Terre, et l'énormité de ce que je vais devoir accomplir pour retrouver un semblant de confort. En plus, ce corps, quoiqu'encore jeune, ne m'a pas l'air très endurci.
   Allons allons, haut les coeurs ! J'ai devant moi l'opportunité de vieillir et d'accomplir mon cycle de vie comme tout un chacun. Ce ne sera peut-être pas facile, mais je peux le faire. Je lève haut la tête et marche droit devant moi. Mes pieds glissent sur une flaque d'huile qui coule d'une voiture défoncée, je me sens tomber en arrière et une douleur fulgurante déchire mon crâne.

lundi 9 août 2010

Le Déchronologue

Aujourd'hui, la déchronique littéraire abordera Le Déchronologue, un roman, de Stéphane Beauverger.



La quatrième de couverture nous dit :
Au XVIIe siècle, sur la mer des Caraïbes, le capitaine Henri Villon et son équipage de pirates luttent pour préserver leur liberté dans un monde déchiré par d’impitoyables perturbations temporelles. Leur arme : le Déchronologue, un navire dont les canons tirent du temps...


Dans ce livre, on fait fi de la chronologie. Les chapitres s'enchaînent mais ne se suivent pas. Chaque nouveau début de chapître nous fait franchir un bond en avant ou en arrière dans la chronologie de l'histoire. Un processus qui peut paraître très destabilisant si l'on est un peu trop attaché à la linéarité du récit. Personnellement, je n'ai eu aucun problème à accepter cette particularité, qui fait le sel du roman.
Le style d'écriture est agréable et efficace quoique parfois un peu trop artificiel à mon goût. J'ai eu, au début, l'impression que l'auteur se forçait à adpoter le ton d'un flibustier du 17ème siècle, et que les tournures n'avaient pas grand-chose de naturel. Il me fallait peut-être simplement un temps d'adaptation, toujours est-il que la suite de la lecture a coulé toute seule pour la plus grande partie. J'ai apprécié la recherche : l'auteur nous décrit des caraïbes, des marins et des navires qui sonnent vrais, il dépeint très bien son univers, sans nous noyer non plus dans une masse de précisions ou descriptions inutiles.
La police d'écriture en revanche est la preuve qu'il n'est pas toujours bon de s'arracher aux conventions. J'ai trouvé très génant de devoir subir pendant tout le roman une police fantaisiste, qui donne l'impression que l'on tient entre les mains un tapuscrit auto-imprimé par un auteur collégien. Je trouve que c'est terriblement dommage, car la police est la première image du texte qui s'offre à nous, et celle-ci n'inspire guère confiance.
Comme je l'ai dit, je pense c'est surtout la forme inhabituelle du récit qui lui donne son intérêt. Je ne me suis pas particulièrement attachée au personnage principal ni à d'autres, et ses déboires ne m'ont pas fait frémir autant que je peux frémir lorsqu'un livre m'absorbe.
Un livre bien écrit donc, mais qui pour moi manque de quelque chose pour saisir le leceur et l'imprégner de son atmosphère.