lundi 23 août 2010

Un autre texte

Celui-là n'a pas convaincu les habituées, mais ça vous fera quand même de la lecture, je sais que vous n'avez rien de mieux à faire, même si vous faites semblant.



Sam
  
Sam n'est pas un employé du bar. Les clients d'un soir pensent qu'il en est un, mais ils sont loin de la réalité. Sam se pointe quand il veut et va s'asseoir au piano, commande un verre qu'il pose dessus comme si l'instrument tout entier n'était que son sous-bock, et il joue. Il ne demande pas la permission. Il ne cherche pas l'approbation. Il ne se fait payer qu'en boissons, et récupère les pièces que des clients abandonnent dans son pot. Le patron se frotte les mains chaque fois qu'il l'aperçoit. Parce que chaque fois que Sam s'asseoit au piano, il sait que les gens vont souffrir, et les gens qui souffrent boivent beaucoup. En même temps le patron, quand Sam entre, il frissonne. Parce que personne n'aime les sentiments que Sam convoque avec les touches du piano. Ils viennent de loin, d'aussi loin qu'on a pu les refouler. Et qui a envie de voir ses émotions refoulées faire surface une à une, jusqu'à tout envahir ?
   Personne.
   Pourtant, quand Sam traverse le bar, avec ses chaussures qui claquent, quand il saisit son verre et s'asseoit sur le banc, personne ne l'arrête jamais. Sauf une fois. Une fois il y a eu ce type qui s'est jeté sur lui et l'a roué de coups. D'après ce qu'on a compris, le type avait failli mourir de suicide, et il était persuadé que c'était la faute de Sam. Sam ne s'est même pas défendu, et il a fallu que Mike, ce gros bras de barman, intervienne, pour foutre l'enragé dehors. Le gars a continué de gueuler dans la rue, jusqu'à ce que Sam couvre ses cris avec sa musique. Ah, ç'a été formidable, ce soir-là ! Sam était encore à moitié dans les vappes quand il a entamé son premier morceau, et la musique qui sortait du piano, c'était la transcription de la brume qui envahissait son cerveau. Je le sais bien, moi, j'ai déjà été là-bas une ou deux fois, au pays des sonnés, là où on croit qu'on peut marcher alors qu'on s'effondre. On en obtient généralement que du vertige et du vomi, mais Sam, ce qu'il nous en a fait, c'était la sublimation de toute ces saloperies. Il y avait du sang qui lui tombait du nez sur les touches et sur ses vêtements, alors qu'il se balançait d'avant en arrière, de droite et de gauche comme s'il était presque prêt à se jeter par terre, mais pas encore tout à fait. Pendant ce temps-là, au bar, les commandes se bousculaient tellement que Mike a dû appeler le patron en renfort, alors qu'il était de repos. Le patron n'a pas dû râler beaucoup, parce que quand Sam est là, il ne râle jamais. Ce n'est pas seulement la perspective d'empocher l'équivalent de deux ou trois services d'un coup qui lui ferme la gueule. C'est aussi, simplement, que la musique de Sam tout le monde la craint mais personne ne peut y résister.
   Sam est là ce soir, et il a déjà bu pas mal. C'est le plus terrible, quand il joue bourré. Les partitions s'en vont joncher le sol et se faire piétiner, quand Sam est bourré c'est son âme qui prend le contrôle de ses doigts, et elle n'a pas d'yeux pour regarder les notes. Même les morceaux qu'il connaît par coeur, son âme les interprète tellement qu'on y reconnaît plus qu'une vague mélodie. Les rythmes sont bouleversés, les notes ne sont pas forcément les bonnes, parce que contrôler des doigts où coule du sang épaissi par l'alcool, même pour une âme, c'est une tache difficile. Et puis il faut dire qu'elle n'est pas très regardante sur le respect des normes. On peut même avouer qu'elle s'en fout, des normes. Elle s'exprime.
   Tel qu'il est en ce moment, Sam, il ne sait même plus qu'il y a des gens autour de lui. C'est clair, ça se comprend à façon dont il s'abandonne. S'il dansait à poil sur son piano, il aurait l'air moins nu que maintenant. S'il pleurait à gros sanglots, il aurait l'air moins fragile. Ce qu'il nous fait là c'est du strip-tease tellement intégral que même les plus avides et les plus avertis ont envie de s'enfuir. Pourtant on est encore tous là. Depuis la première note, personne n'a tenté de partir. C'est trop tard. Si tu veux rester sain d'esprit, il faut sortir du bar dès que Sam passe le seuil, tu as encore un peu de temps pendant que Mike lui sert son bourbon, mais il faut courir.
   La musique de Sam, comme l'alcool, ça nous rend misérables, ça nous anéantit, mais on ne peut pas s'en passer. Elle réveille en nous tant de douleurs, de tristesse et de regrets, qu'on est persuadés, chacun de nous tous accoudés là comme des vieux décrépits, qu'elle nous parle personnellement. Je suis entouré de corps puants, ça ouais je les sens, ça ouais je les entends, pourtant je suis tout seul avec la musique. Ce qu'elle me dit, rien qu'à moi, c'est suffisant pour avoir une bonne idée de l'existence, à quoi ressemble la vie, et pourquoi elle est dure, et pourquoi je dois faire avec. Moi je suis comme les autres, ces idées-là quand elles me viennent je bois pour les faire partir, et plus je bois et plus elles sont fortes. Je ne me plains pas. Sam, avec ses conneries, il me rend vivant. Les sentiments qu'il va nous chercher loin au fond de son âme, ils nous déchirent peut-être, ils nous font pleurer pour sûr, ils nous font maudire le ciel et la Terre et les entrailles de nos mères, mais ils nous rendent la vie. La vie, c'est du poignant, et même si ça fait mal et même si on va s'évanouir sur le trottoir d'avoir voulu suivre Sam dans son délire, on aura appris un truc.
   Demain matin, on va détester Sam et on va détester l'alcool. Mais pas ce soir.

2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup...le meilleur de tous à mon avis... continue...

    CJ

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  2. c'est vrai qu'on s'y identifie facilement; j'aime beaucoup aussi !

    VB

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