jeudi 19 août 2010

Un peu de lecture pour ceux qui s'ennuient

Le dernier debout

   On se sent fort quand on reste debout alors que les immeubles se sont écroulés. Sous les bombes et les coups de feu de l'univers, les pierres sont tombées, sur le sol s'étendent les ruines et les corps raidis, ceux des hommes, ceux des femmes, ceux des chats. J'avance sur les trottoirs défoncés et il n'y a personne d'autre. Les arbres sont tombés comme de simples feuilles, le ciel lui-même est tombé en pluie, en neige et en grélons tout à la fois, car plus rien n'est trop terrible pour être impossible.
   Quand je dis qu'il n'y a personne d'autre, c'est sans doute juste une impression, je suis sûr que certains asphyxient encore sous la terre, et que d'autres n'ont pas encore fini d'agoniser dans les décombres. Mais je me sais le dernier debout sur cette Terre. On ne peut pas manquer de reconnaître la fin du monde. J'ai toujours pensé qu'il y aurait une apocalypse, un anéantissement, l'idée que le monde puisse continuer à tourner sans jamais s'arrêter m'a toujours semblée plus effroyable encore que d'envisager une fin. Mais je ne m'étais pas imaginé ainsi, debout dans le chaos résultant de cette fin. J'étais certain que l'anéantissement était loin encore. Il nous restait de l'eau, il nous restait du pétrole, il nous restait de quoi vivre et nous entre-dévorer pour des décennies encore.
   Et bien non, c'est comme ça. Les comètes se sont précipitées sur nous, un grand feu a dévoré le ciel et dévoré la Terre, et personne n'était prêt. Moi, je me suis tenu là au milieu de l'avenue alors que les façades des bâtiments tremblaient et que les pierres se jetaient sur le sol tout autour de moi, j'ai senti les flammes m'entourer et me dévorer. J'ai senti mon corps se consumer alors que mes oreilles bourdonnaient du bruit de tout la ville en proie à la désolation. Et pourtant je suis là. Je ne sais pas à qui appartenait ce corps que je hante à présent. Un homme, en tout cas. Ce sont toujours des hommes.
   Je crois que mes restes calcinés sont mélangés à ces ruines dont je viens de m'extirper. Il y a peut-être un peu de ma cendre collées aux semelles de mes chaussures. Des baskets de mauvais goût. Pas le choix du corps, pas le choix des vêtements. Je me compte tout de même chanceux d'avoir pu me réfugier dans un organisme encore vivant. Ne pas chipoter pour des broutilles. Qu'est-il arrivé à la personne qui occupait ce corps, et dont j'ai usurpé la place d'ultime survivant ? Je ne veux pas le savoir. J'évite chaque fois de me poser la question, mais elle s'insinue néanmoins dans mon esprit. Conscience traitresse.
   De toute façon, ce n'est pas de ma faute. Je n'ai jamais demandé à recevoir cette faculté. Si j'avais été comme tout le monde, je serai mort pendant la Grande Guerre, et j'aurai su faire avec. Comme les autres. Mais ce jour là, alors que les obus pleuvaient, j'ai découvert que je ne mourrais pas simplement, en une seule fois, à la manière du reste de l'humanité. J'ai entendu le sifflement de l'obus juste avant qu'il vienne tomber dans mon refuge ridicule, un trou creusé par un de ses frères. Mon corps a été déchiré, brûlé, et projeté dans les airs, et j'ai senti des centaines de douleurs différentes. Puis j'ai ouvert les yeux et j'étais dans un autre trou semblable, un peu plus loin, vivant. J'ai cru à un miracle, et puis j'ai cru avoir halluciné ma mort. Cet autre corps épuisé, affamé et malade était si semblable au mien que je n'ai pas saisi la différence. Alors, quand on m'a ordonné de ramper hors du trou, je me suis exécuté. Je n'ai pas fait un mètre sur le sol tremblant qu'une mitrailleuse me tuait à nouveau. J'ai senti chaque balle. Le corps qui m'a furtivement abrité avant qu'un autre obus ne le pulvérise à son tour était fiévreux et déjà presque mort quand j'y suis entré. Je n'ai eu que quelque secondes pour me rendre compte que quelque chose n'était pas normal. Le monde était secoué par les explosions, assourdissant et insensé, et voilà que je perdais pied à l'intérieur. Douleur, et j'étais entouré d'allemands et mon doigt pressait encore la gachette pour tirer sur mes camarades qui tombaient de toutes parts. Cette fois-là, je n'ai pas cherché à comprendre, l'habitude a été la plus forte. J'ai tourné mon arme vers mon voisin et je l'ai descendu, puis un autre, et puis au milieu des cris de folie ma tête a explosé.
   Je ne sais pas combien de fois je suis mort ce jour-là. Au fil de mes soubresauts de corps en corps, mes esprits m'échappaient. Après les premières fois, ma frénésie de comprendre m'a abandonné. N'est restée que l'horreur de toutes mes morts, et la rage de rester en vie le plus longtemps possible, pour ne plus avoir à soufrir un trépas de plus. Finalement, je me suis retrouvé dans le corps d'un blessé qu'on emmenait à l'arrière. Cette mort-là fut la plus longue et la plus douloureuse, la plus angoissante. Je suis mort pendant des heures sous une tente emplie de puanteur et de cris de détresse. J'ai hérité du corps d'un infirmier de la Croix Rouge, et de là je me suis enfui.
   J'ai connu plusieurs décès malencoutreux. Pourtant, je n'ai jamais fait de folie sous prétexte de mon immortalité. Mourir est une expérience atroce et j'essaie au mieux de m'en garder.  Mais il faut croire que je suis malchanceux, car mes corps y sont tous passés avant leur heure. Une noyade, un incendie, une nouvelle guerre, un accident de voiture, et même une asphixie au monoxyde de carbone. Une femme a voulu m'assassiner une fois, mais elle m'a raté.
   Bon. Mais cette fois il va falloir la jouer fine. L'humanité est agonisante. Je ne voudrais pas me vanter, mais je pense bien que le corps que j'habite sera le seul à en réchapper.  Si je meurs maintenant, ce sera du sérieux. C'est bête. Au début, j'étais résigné à mourir une bonne fois pour toute au l'issue d'une vie à la durée conventionnelle, 70 ans peut-être. Jadis, je n'aurais jamais pensé connaître le troisième millénaire. Si l'on m'avait dit que je vivrais jusqu'à aujourd'hui, j'en aurais sans doute été émerveillé. Mais à présent, tout ce sursis me semble bien insuffisant. J'en veux plus. Après tout, je n'ai jamais pu vieillir. J'aimerais bien avoir la chance de mourir de vieillesse, pour ma dernière mort. C'est plutôt mal parti, avec le monde en si triste état. Je commence déjà à avoir faim et froid, comment vais-je pouvoir prendre soin de moi-même sans le secours du reste de la société ?
   Je suis partagé entre la gloire d'être le dernier homme sur Terre, et l'énormité de ce que je vais devoir accomplir pour retrouver un semblant de confort. En plus, ce corps, quoiqu'encore jeune, ne m'a pas l'air très endurci.
   Allons allons, haut les coeurs ! J'ai devant moi l'opportunité de vieillir et d'accomplir mon cycle de vie comme tout un chacun. Ce ne sera peut-être pas facile, mais je peux le faire. Je lève haut la tête et marche droit devant moi. Mes pieds glissent sur une flaque d'huile qui coule d'une voiture défoncée, je me sens tomber en arrière et une douleur fulgurante déchire mon crâne.

3 commentaires:

  1. "Woo". On reste accroché à l'histoire. Je ne suis pas assez bon pour décrire le sentiment qui s'en dégage, mais j'ai vraiment apprécié l'histoire. Tu aurais peut-être pu remplacer les chats par des chiens ;-)

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  2. J'aime bien, mais tu peux sans doute écrire 300 pages passionnantes sur ce thème !

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  3. Merci :) Je suis déjà en train d'écrire plein de pages passionnantes (en tout cas elles essaient de passionner) sur un autre thème, ce que je fais en ce moment c'est des petits textes pour cultiver un peu mon style et mon imagination. Et puis le court, ça a son charme aussi.

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